Pratiques et logiques institutionnelles des établissements déclarant des interruptions de grossesse dans le canton de Vaud

Abstract

L’Institut universitaire de médecine sociale et préventive (IUMSP) est chargé depuis 1993 par le Service de la santé publique (SSP) du Département de la santé et de l’action sociale (DSAS) de réaliser le suivi statistique des interruptions de grossesse effectuées dans le canton de Vaud. L’analyse des tendances épidémiologiques, avec des données disponibles depuis plus de 20 ans, a fait l’objet d’un précédent rapport : « Evolution de l’interruption de grossesse dans le canton de Vaud 1990-2012 ». Nous y avons également présenté les données statistiques concernant la pratique des différentes institutions déclarant des interruptions de grossesse : importance de la pratique, caractéristiques des femmes concernées, méthodes d’intervention, durée de grossesse. Il est apparu que nous ne disposions pas de suffisamment d’éléments de contexte permettant d’expliquer les données présentées. Ces constats nous ont amené à réaliser une étude qualitative auprès des acteurs du système de soins pratiquant des interruptions dans le canton de Vaud. Cette étude cherche à déterminer les pratiques et logiques à l'oeuvre dans les différentes institutions du canton de Vaud. Dans ce contexte, par "institution", nous comprenons aussi bien les cabinets de gynécologues installés en ville que les hôpitaux publics et les cliniques privées. Les questions de recherche sont :

  • Comment se passe la consultation lorsque la femme demande une interruption ? Quelle procédé est suivi et sur quelle base ?
  • Concernant le choix de la méthode, qui décide et sur quels critères? Dans quelle mesure ce choix relève-t-il de la volonté de la patiente et dans quelle mesure d'une logique institutionnelle ?
  • Comment se passe la saisie de la déclaration ? Qui le fait, à quel moment et à quel endroit ? Qui est responsable pour l'exactitude des données ? Qui se charge d'envoyer le formulaire ? Quelles informations/quelle formation reçoivent les personnes concernées pour le faire ?

Des entretiens individuels semi-directifs approfondis ont été conduits auprès de professionnels concernés par les interruptions de grossesse dans le canton de Vaud, à savoir les gynécologues installés en cabinet privé et/ou exerçant au sein d’un hôpital régional, en clinique ou au CHUV et les conseillers en santé sexuelle et reproductive. La grille d’entretien a été établie en fonction des questions de recherche. Elle a été construite à partir des données de surveillance, des entretiens auprès des informatrices-clés et de la documentation et littérature disponibles. Le plan d'échantillonnage des acteurs à interviewer, établi selon une approche dite raisonnée, a été décidé sur la base d’une cartographie prenant en compte le type d’acteur et d’établissement ainsi que la répartition géographique et l’importance du nombre d’interruptions pratiquées. Au final, onze médecins et deux conseiller.ères en santé sexuelle ont été interviewé.e.s. Hormis un seul district, tous les districts du canton de Vaud ont pu être couverts. Les entretiens, menés entre janvier et juin 2014, ont été conduits sur le lieu de travail de l’interviewé.e. Enregistrés avec le consentement des personnes interrogées, retranscrits et codés à l’aide du logiciel d’analyse qualitative MaxQDA®, leur contenu a fait l’objet d’une analyse thématique.

Les résultats de cette étude fournissent une description détaillée du parcours de la femme depuis son premier contact avec les services de santé jusqu'à l'interruption de sa grossesse. Sa prise en charge est décrite par étape : constatation de la grossesse et de la demande d'interruption, intervention, contrôle après l’interruption de grossesse. Le parcours diffère selon le contexte institutionnel et géographique et selon le type d'intervention qui sera adopté, ainsi que, dans une moindre mesure, selon certaines caractéristiques de la femme elle-même. Quant à la méthode d'interruption, les différents facteurs pouvant intervenir dans son choix ont été mis en évidence. Le contexte de la saisie du formulaire de déclaration obligatoire ainsi que d'autres démarches administratives ont également été clarifiés. L’étude a permis à toutes les étapes de la prise en charge de clarifier les différentes logiques institutionnelles à l’oeuvre.
Au vu des données de surveillance, on peut conclure que le système en place dans le canton pour l’interruption de grossesse fonctionne relativement bien. Par ailleurs, les indicateurs ne montrent pas d’inégalités en termes d'accès à cette prestation selon les caractéristiques de la femme. La présente étude n'a pas démenti cette impression : en examinant de plus près le contexte, le système s’avère efficace dans son ensemble et permet à toute femme souhaitant terminer sa grossesse de le faire dans le cadre de la loi en vigueur. Néanmoins, un approfondissement de la situation, rendu possible par la présente étude, a relevé un certain nombre de contraintes dans le système qui empêchent un fonctionnement tout à fait optimal.

On constate, par exemple, une inégalité en termes de facilité d’accès à l’interruption, surtout si une femme cumule un certain nombre de caractéristiques telles que vivre en zone rurale, être mineure, ne pas être déjà patiente d’un.e gynécologue. La mise en place de la méthode médicamenteuse est hétérogène entre les différents établissements de santé et les différents praticiens. Sa diffusion s’est passée de façon inégale selon le type d’établissement. Néanmoins, quel que soit le lieu de l’intervention depuis 2006, cette méthode est de plus en plus utilisée. Différentes hypothèses pouvant expliquer les différences constatées ont émergé de la recherche. Dans la majorité des cas, les femmes peuvent choisir la méthode, mais jusqu’à une certaine limite. Elles ont le choix en fonction de ce qui est possible médicalement par rapport au stade de leur grossess,e mais également selon les compétences de leur médecin vis-à-vis de certaines pratiques. Dans certains cas, la perception du médecin de la capacité de sa patiente à suivre le protocole pour la prise de médicaments à la maison joue aussi un rôle.

Par ailleurs, selon le lieu ou le médecin rencontré, la méthode médicamenteuse sera proposée jusqu’à 9 semaines ou alors uniquement jusqu’à 7 semaines d’aménorrhée. Il existe aussi des disparités dans les protocoles suivis pour l'administration de la méthode médicamenteuse et dans la technique d'interruption chirurgicale utilisée. Enfin, à cause des différentes logiques de prise en charge, un accompagnement psychosocial ne sera pas toujours proposé à la femme concernée. Le rôle de la conseillère en santé sexuelle et reproductive semble peu valorisé au sein des différents établissements de santé, sauf au CHUV. Les établissements travaillent parfois en relation, de manière informelle ou formelle, avec les centres de consultation de Profa, mais dans l’ensemble, le réseau est morcelé et tous les acteurs liés de près ou de loin à l’interruption de grossesse n’ont pas conscience de l’existence de ce réseau. Il serait nécessaire de le développer et le renforcer afin qu’il soit plus efficace dans la prise en charge des femmes concernées et dans l’égalité d’accès à l’interruption de grossesse sur tout le territoire vaudois.

Le caractère obligatoire de la déclaration de certaines données socio-démographiques, de données sur la fécondité, au recours antérieur à l’interruption de grossesse, de caractéristiques de l’interruption et du lieu d’intervention semble acquis mais l’intérêt de le faire n’est pas forcément compris. Une certaine frustration liée à une perception de "paperasse supplémentaire" peut se faire sentir. Il serait donc important de trouver des moyens pour mieux impliquer les acteurs de terrain dans le monitorage des interruptions de grossesse, par exemple, en identifiant les modes de diffusion des statistiques vaudoises les plus susceptibles de susciter leur attention.
En conclusion, le système actuel, bien que robuste, pourrait bénéficier de certaines modifications afin de régulariser les disparités constatées. Afin que les modifications soient faisables et acceptables par les acteurs concernés par l’interruption de grossesse dans le canton, elles devraient être élaborées par des représentant.e.s de toutes les parties prenantes, informé.e.s par les données quantitatives et qualitatives maintenant disponibles.